Ce temps des olives. Je ne connais rien de plus épique.
De la branche d’acier gris jusqu’à la jarre d’argile, l’olive coule entre cent mains, dévale avec des bonds de torrents, entasse sa lourde eau noire dans les greniers, et le vieilles poutres gémissent sous son poids dans la nuit. Sur les bords de ce grand fleuve de fruits qui ruissellent dans les villages, tout notre monde assemblé chante.
Il y a d’abord les blondes chansons des jours clairs et le basson des vieilles femmes, et celle qui détonne, et tous ceux des vergers crient : « Oh là , oh, là , quel mal d’oreilles », crient à en faire sonner la colline et les derniers, là -haut, vers les bois sauvages, lèvent les bras pour montrer qu’ils ont entendus. Il y a la limpide clarinette des jeunes filles et les garçons à peine mûrs qui chantent comme des scies, mais, tout ça, tant bien marié que c’en est comme du petit lait et des sorbes. De ce temps, Virgile est là dans les olivettes avec sa palme, se promenant à petits pas, un mot doux pour chaque chose, l’âne gris qui se frottes les poils dans les chardons, la mule un peu folle qui fait les quatre cents coups pour le cheval de Marius, et le cheval ne la regarde même pas; la verdelette petite herbe qui sera le blé; le poil en brosse des haies mortes avec une fleur rouge au cœur, une fleur dont on ne sait pas le nom parce qu’il y a tant d’épines et qu’on ne peut pas la prendre. Il y a Virgile et ce bel habit de fil de lin, une chose tant propre qu’on voudrait avoir le cœur fait de ça : un coup de savon, un plongeon au ruisseau, et net et beau, plus de soucis. Si l’air est âpre c’est tant pis. Ça c’est le temps de la cueillette, le temps où l’on trait l’arbre comme on ferait pour traire une chèvre, la mais à poignées sur la branche, le pouce en l’air, et puis, cette pression descendante. Mais, au lieu de lait, c’est l’olive qui coule.
Après, il y a la chanson rouge et noire qui gémira dans le bourg tout au long des nuits, sans arrêt, sourde, comme souterraine. De grands coups tapés au fond de la terre comme un volcan qui tressauterait, cognant de son poing de feu contre la paroi de roche. Une longue plainte avec une tête de fer pointue ondule et vrille l’oreille, entre, et tout son serpent gémissant vient se lover dans la courgette du crâne, sous le bonnet de coton. Alors, comme on écoute, là -bas, dans le fin fond des caveaux, dans toute cette éponge de caves et de cuves sur laquelle le bourg est bâti, sonne la grave mélopée d’un chant qui vient de l’enfer. Ça, pour la pleine nuit, mais, à l’heure de chien et chat, on a dit aux petites couturières : « Ne passez plus par la ruelle de la Vieille-Boucherie » - ou bien : « N’allez pas à la rue Sans-Nom. » - Ah, va, sitôt qu’on a dégrafé le ciseau et qu’on s’est epeluché des fils blancs, sitôt sur la place, les voilà agglutinées bras à bras, à se chuchoter et à rire, et à pouffer, et à se pousser, et se chatouiller, et se dire : « On est grandes quand même. » Tant que d’une à l’autre, l’élan venant comme d’une eau balancée, les voilà dans l’ombre à tâter les murs; les voilà sur la pointe des pieds. La rue sent la vieille bête sauvage. C’est comme une bauge chaude où dort le crique-croque qui écrase les petites filles en s’y roulant dessus à la façon des vieux sangliers. Le cœur leur remonte à la gorge et, tout d’un coup... Ah, tout d’un coup, une porte claque, un jet de vapeur, un ruissellement de lumière. Là -bas, au fond, des hommes nus tout luisants, de grandes vis luisantes aussi qui descendent du plafond et s’enfoncent dans la terre, des hommes nus cramponnés à des barres comme des désespérés et qui tirent avec tout l’arc de leurs reins. Un grand chant grave, chaud et poisseux leur souffle son haleine de lion, et les voilà comme des hirondelles éparpillées, toutes en cris.
C’est le temps du pressoir, le temps où, autour du pressoir, la dure peine écrase l’homme sous ses chaînes. Dans l’ombre Dante frappe de son poing sec sur un grand chaudron de cuivre.
Conception : 1930. Publication : Revue Bifur, 1931.
© Gallimard, 1986 (avec Manosque-des-Plateaux).