nourriture et un salaire. Les mêmes revenaient souvent l’année suivante.
Je me rappelle certains grands repas de vendangeurs, très arrosés et animés, qui réunissaient la famille et les travailleurs des coles autour d’une longue table, à Saint-Martin. Les hommes de la montagne, les gavaches, parlaient à voix très haute et toujours en patois.
Les vendanges marquaient l’aphotéose de l’année. Tout y conduisait et tout dépendait d’elles. Elles étaient à la fois une récompense et un souci : peur de l’orage, peur de la pourriture et d’un travail perdu. Il fallait faire vite. Même les vieux venaient à la vigne, même les enfants coupaient des raisins au sécateur, les mettaient dans des seaux jusqu’aux comportes en bois, disposées de place en place entre les rangées.
On leur confiait aussi la masse qui servait à tasser les fruits dans les comportes. Plus tard, vers l’âge de douze ou treize ans, s’ils étaient assez forts, on mettait les garçons aux sémaliers, avec les hommes. Les sémaliers sont des barres en bois longues de deux mètres et garnies au milieu d’un anneau métallique. On passe l’anneau autour des poignées de la comporte et deux hommes la soulèvent ainsi (elle pèse de quatre-vingts à cent kilos, quand elle est bien tassée) pour la porter jusqu’à la charette. [...] Arrivés à la charette, ils saisissaient les poignées de la comporte à la main, la hissaient d’un commun élan sur le plateau et la fixaient avec des chaînes selon un équilibre bien établi. Ils chargeaient la charette en fonction du chemin que le cheval avait à parcourir, en y plaçant quelque fois dix comportes (soit une tonne de raisins), parfois huit seulement, quand le chemin montait. Il pouvait arriver, pour un trajet difficile, qu’on empruntât le cheval d’un voisin et qu’on attelât deux bêtes ensemble, la plus puissante dans les brancards de la charette, l’autre devant.
La comporte mise en place, on voyait les deux hommes revenir à pas lents vers la vigne, reprenant leur souffle et bavardant, le sémalier sur l’épaule. Si la comporte suivante n’était pas pleine, ils aidaient à la remplir, à la tasser, et repartaient pour un nouvel effort. Quand la charette était loin et que le parcours se faisait dur — avec des escaliers, des pentes raides —, ils demandaient que la comporte fût moins tassée, et donc moins lourde.
Le soir, en rentrant à la tombée du jour, si la charette du dernier voyage n’était pas tout à fait pleine, les enfants et les femmes y prenaient place pour revenir lentement au village. Les enfants se tenaient debout entre les comportes ou à l’avant, juste derrière le gros cul du cheval. Quelquefois j’étais autorisé à prendre les rênes et à mener. Une double ration d’avoine attendait l’animal, le soir.
L’enfant doit évidemment connaître le langage que comprend le cheval, mais il est facile à apprendre : Hi pour « avance », Ho pour « arrête-toi », Bio pour « à droite », Arrié pour « recule ». Sept ou huit mots suffisent.
Les femmes s’asseyaient à l’arrière de la charrette, les jambes pendantes, et continuaient à parler entre elles. Elles avaient parlé toute la journée en travaillant, et la journée précédente, et tant de journées auparavant, et trouvaient encore des choses à se dire.
Si la charrette était pleine, comme il importait avant tout de ne pas crever le cheval, tout le monde revenait à pied. Les femmes s’abritaient sous des chapeaux de paille qu’elles enlevaient souvent le soir, en rentrant, lorsque le soleil se couchait. Elles tenaient leurs seaux vides au creux du bras, avec les sécateurs au fond. Leurs mains étaient rouges, comme teintées de sang.
La journée de travail commençait de très bonne heure le matin, au lever du jour, s’interrompait une première fois vers neuf heures pour le « déjeuner » puis vers midi pour le « dîner ». Celui-ci se prenait à la maison, quand la vigne n’en était pas trop éloignée, ou bien sur place, en plein air, à l’ombre d’un noyer.
Pas de rigueur extrême dans les horaires. Si quelqu’un choisissait de s’absenter une heure ou deux, pour aller chercher des champignons par exemple ou relever des filets, personne ne protestait et ne l’accusait de paresse, sauf quelquefois pour se moquer. Cela faisait partie de la souple organisation du temps. Les vendanges constituaient un moment particulier de l’année. A travail dur, atmosphère relachée, plaisante. Hommes et femmes se donnaient le droit de rire, parlaient même de choses habituellement dissimulées. Les femmes les plus graves acceptaient des plaisanteries égrillardes et quelquefois s’en amusaient, se laissant pincer et prendre à la taille. Parfois les hommes leur écrasaient par surprise une poignée de raisins noirs sur le visage. Cela s’appelait se faire farder. Toutes les jeunes filles devaient le subir au moins une fois, comme un baptême.
À lire la suite > Jean-Claude Carrière, in Le vin bourru, © Plon, 2000.
es vendanges commençaient, et commencent encore, pour les vignes qui restent sur pied, entre le 12 et le 25 septembre, selon les années. [...] Pour vendanger, nous nous aidions entre familles et entre voisins. Mon père et ma mère allaient d’abord à Saint-Martin donner un coup de main à mes garnds-parents, qui à leur tour venaient nous aider à Colombières où nous vendangions en commun avec les Barthès, sans pour cela mélanger les récoltes.
En plus, à Saint-Martin surtout, les viticulteurs faisaient venir des coles, c’est-à -dire des troupes d’ouvriers agricoles, de vendangeurs, qui descendaient de la montagne pour deux ou trois semaines. Nous leur fournissions le vin (denrée toujours précieuse), une partie de la